27
Le matin du 27
juin, Larry Underwood était assis sur un banc de Central Park, devant la ménagerie.
Un peu plus loin derrière lui, la Cinquième Avenue était encombrée de voitures
immobiles. La plupart des magasins de luxe qui avaient fait la fierté de l’avenue
n’étaient plus que des ruines fumantes.
De son banc, Larry pouvait voir
un lion, une antilope, un zèbre et une sorte de singe. Tous étaient morts, sauf
le singe. Mais ils n’étaient pas morts de la grippe, se dit Larry ; il
devait y avoir longtemps qu’on ne leur avait rien donné à boire ou à manger ;
c’est de cela qu’ils étaient morts. Il ne restait donc que le singe, mais
depuis trois heures que Larry était assis sur son banc, le singe n’avait bougé
que quatre ou cinq fois. Assez malin pour ne pas mourir de faim ou de soif – jusqu’à
présent en tout cas – mais il avait manifestement chopé une sacrée grippe. Et
il avait l’air de souffrir, le pauvre vieux. Ce monde était vraiment cruel.
À sa droite, le bestiaire de l’horloge
s’anima sur le coup de onze heures. Les animaux mécaniques qui avaient fait
autrefois le bonheur des enfants jouaient maintenant devant une salle vide. L’ours
souffla dans sa trompette, un singe qui ne risquait pas de tomber malade (mais
qui finirait bien par se casser) agita son tambourin, l’éléphant tapa sur son
tambour avec sa trompe. Pas très folichon. Suite de la Fin du monde pour
Mécanisme d’horlogerie.
Au bout d’un moment, l’horloge
redevint silencieuse et Larry entendit à nouveau les cris rauques, heureusement
assourdis par la distance. L’homme aux monstres était un peu sur la gauche de
Larry en cette belle matinée ensoleillée, peut-être du côté des balançoires. Avec
un peu de chance, il tomberait dans le bassin et s’y noierait.
– Les monstres arrivent !
hurlait la voix, très loin.
Le ciel s’était éclairci dans la
matinée. La journée était belle et chaude. Une abeille bourdonna sous le nez de
Larry, tourna autour d’un parterre de fleurs, puis fit un atterrissage
impeccable sur une pivoine. De la ménagerie montait le vrombissement
soporifique et apaisant des mouches qui se posaient sur les bêtes crevées.
– Les monstres arrivent !
L’homme aux monstres était très
grand. Il devait avoir soixante-cinq ans à peu près. Larry l’avait entendu pour
la première fois la nuit précédente, qu’il avait passée à l’hôtel
Sherry-Netherland. Alors que l’obscurité enveloppait la ville étrangement calme,
son hurlement fragile avait paru grandir dans le noir, la voix d’un Jérémie
dément qui flottait dans les rues de Manhattan, résonnait, rebondissait entre
les tours de verre et de béton. Incapable de trouver le sommeil dans le lit
double de sa suite, toutes lumières allumées, Larry avait fini par se
convaincre que l’homme aux monstres en avait après lui, le poursuivait, comme
le faisaient les créatures qu’il voyait parfois dans ses cauchemars. Longtemps,
il lui avait semblé que la voix se rapprochait – Les monstres arrivent !
Les monstres sont là ! Ils sont en ville ! – et Larry avait cru
que la porte de la suite, fermée à double tour, allait s’ouvrir d’un seul coup
devant l’homme aux monstres. Pas un homme en réalité, mais une gigantesque
créature à tête de chien, avec d’énormes yeux rusés, grands comme des soucoupes,
et des dents qui claquaient comme des castagnettes.
Mais, plus tôt ce matin, Larry l’avait
vu dans le parc. Ce n’était qu’un vieil homme en pantalon de velours côtelé ;
une branche de ses lunettes à monture d’écaille était rafistolée avec du ruban
adhésif. Larry avait voulu lui parler, mais l’homme aux monstres s’était enfui
à toutes jambes criant par-dessus son épaule que les monstres allaient
débarquer d’un instant à l’autre. Il avait trébuché sur un fil de fer et s’était
étalé sur la piste cyclable avec un énorme plaf ! plutôt comique. Ses
lunettes avaient voltigé en l’air, sans se casser. Larry avait voulu s’approcher,
mais l’homme aux monstres avait déjà ramassé ses lunettes et il était reparti, hurlant
à tous les vents. Si bien que l’opinion que Larry se faisait de lui était
passée en l’espace de douze heures de la plus extrême terreur à l’ennui le plus
profond, mêlée même d’une certaine irritation.
Il y avait d’autres gens dans le
parc ; Larry avait parlé à certains d’entre eux. Ils étaient tous à peu
près semblables, et sans doute Larry leur ressemblait-il aussi. Les yeux
hagards, ils disaient des choses sans suite et paraissaient incapables de s’empêcher
de vous toucher la manche en parlant. Ils avaient des choses à dire, toujours
les mêmes. Leurs amis et leurs parents étaient morts, ou mourants. On avait
tiré dans les rues, un terrible incendie sur la Cinquième Avenue ; était-il
vrai que Tiffany n’existait plus ? Et qui allait balayer les rues ? Qui
allait ramasser les ordures ? Fallait-il quitter New York ? On disait
que des soldats gardaient toutes les sorties. Une femme que la terreur avait
rendue folle racontait que les rats allaient sortir du métro et prendre
possession de la terre. Larry s’était alors souvenu de la scène qu’il avait vue
le jour où il était revenu à New York. Un jeune homme qui avalait des chips à
pleines poignées avait expliqué à Larry qu’il allait réaliser le rêve de sa vie :
faire le tour du Yankee Stadium à poil, puis se masturber en plein milieu du
terrain, « une occasion unique » avait-il ajouté en faisant un clin d’œil
à Larry. Puis il s’était éloigné, son énorme sac de chips à la main.
Beaucoup de gens qu’il croisait
dans le parc étaient malades. Pourtant, les cadavres n’étaient pas tellement
nombreux sur les pelouses. Peut-être les gens ne souhaitaient-ils pas servir de
dîner aux animaux. Peut-être s’étaient-ils réfugiés quelque part quand ils
avaient senti que la fin était proche. Larry n’avait vu la mort de près qu’une
seule fois ce matin mais une fois suffisait. Il avait ouvert la porte des
toilettes publiques et il était tombé sur un homme dont le visage grimaçant
grouillait d’asticots. L’homme était assis, les mains posées sur ses cuisses
nues, ses yeux creux braqués sur Larry. Une odeur douceâtre et écœurante
flottait dans les toilettes comme si le mort avait été un bonbon rance, une
sucrerie abandonnée aux mouches dans toute cette confusion. Larry avait claqué
la porte mais trop tard : les corn-flakes qu’il avait pris au petit
déjeuner avaient décidé de se faire la malle. Quand ce fut fait, son estomac
avait continué à travailler à vide, à pomper sans résultat, au point qu’il
avait cru se faire péter la tuyauterie. Dieu, si tu es là, avait-il pensé en
revenant à la ménagerie, pas très solide sur ses jambes, si tu prends les
commandes aujourd’hui, j’aimerais bien te demander de me dispenser d’un autre
spectacle du même genre. Les cinglés, c’est déjà pas triste ; mais les
macchabées, très peu pour moi, merci.
Et maintenant, assis sur son banc
(l’homme aux monstres avait disparu, du moins temporairement) Larry se mit à
penser aux matchs de base-ball qu’il regardait à la télévision, cinq ans plus
tôt. Un souvenir qui lui faisait chaud au cœur, car c’était la dernière fois qu’il
s’était senti vraiment heureux, en pleine forme, l’esprit en paix.
C’était juste après qu’il se
sépare de Rudy. Une séparation plutôt dégueulasse. S’il revoyait un jour Rudy (aucune
chance lui disait une petite voix dans sa tête), il faudrait qu’il s’excuse. Il
se mettrait à genoux devant Rudy, il irait jusqu’à lui baiser les pieds s’il le
fallait.
Rudy et lui étaient partis dans
une vieille Mercury 68, pour la côte ouest. À Omaha, la transmission avait
lâché. Ils s’étaient mis à chercher des petits boulots, quinze jours par-ci, quinze
jours par-là, puis ils repartaient en auto-stop, retrouvaient du travail, repartaient
encore. Ils avaient travaillé quelque temps dans une ferme au Nebraska. Un soir,
Larry avait perdu soixante dollars au poker. Le lendemain il avait dû demander
à Rudy de lui prêter de l’argent. Puis ils étaient arrivés à Los Angeles, un
mois plus tard. Larry avait été le premier à se trouver du boulot – plongeur, au
salaire minimum. Un soir, à peu près trois semaines après leur arrivée, Rudy
était revenu sur cette histoire de prêt. Il avait rencontré un type qui
connaissait une agence de placement du tonnerre, ça marchait à tous les coups, mais
il fallait payer vingt-cinq dollars d’entrée. Comme par hasard, c’était la
somme qu’il avait prêtée à Larry après la partie de poker. En temps normal, avait
dit Rudy, il n’aurait jamais demandé, mais…
Larry avait soutenu mordicus qu’il
avait déjà remboursé sa dette et qu’ils étaient quittes. Si Rudy voulait
vingt-cinq biffetons, pas de problème, mais il faudrait quand même pas que Rudy
essaye de se faire rembourser deux fois.
Rudy avait répondu qu’il ne
demandait pas un cadeau, qu’il voulait simplement l’argent qu’on lui devait, et
qu’il n’appréciait pas tellement les petites histoires à la Larry Underwood. Merde
alors, avait répondu Larry en essayant de prendre la chose à la rigolade, j’aurais
jamais cru qu’il fallait te faire signer un reçu, Rudy. On apprend tous les
jours.
Ils s’étaient copieusement
engueulés. Tout juste s’ils n’avaient pas commencé à se taper sur la gueule. Finalement,
Rudy était devenu tout rouge. C’est bien toi, Larry ! C’est toi tout
craché. Tu ne changeras jamais. Cette fois, j’ai compris. Va te faire foutre !
Et Rudy était parti. Larry l’avait suivi dans l’escalier de la pension minable
où ils étaient logés, cherchant son portefeuille dans sa poche revolver. Trois
billets de dix pliés en quatre, bien cachés derrière des photos. Il les avait
balancés à Rudy. Vas-y, sale petit con ! Prends-les ! Prends ton
foutu fric !
Rudy avait claqué la porte et il
était parti dans la nuit vivre le destin de merde qui attend tous les Rudy du
monde. Il n’avait pas jeté un regard en arrière. Planté en haut de l’escalier, Larry
soufflait très fort. Au bout d’une minute à peu près il était descendu ramasser
ses trois billets de dix dollars.
Depuis, il repensait parfois à
cet incident, de plus en plus convaincu que Rudy avait raison. En fait, il en
était absolument sûr. Et même s’il avait déjà remboursé Rudy, ils étaient amis
depuis l’école primaire. D’ailleurs, à bien y penser, il manquait toujours dix cents
à Larry quand ils allaient au cinéma tous les deux, parce qu’il s’était acheté
un bâton de réglisse ou deux caramels avant d’aller chercher Rudy chez lui. Ensuite,
il lui manquait toujours cinq cents pour la cantine, sept cents pour le bus. Tout
compte fait, il avait bien dû lui taper cinquante dollars en petites pièces, peut-être
cent. Quand Rudy avait réclamé ses vingt-cinq dollars, Larry se souvenait qu’il
avait tiqué. Dans sa tête, il avait soustrait les vingt-cinq dollars des trente
qu’il avait dans sa poche, et s’était dit : il ne reste plus que cinq
fafiots. Donc, je l’ai déjà payé. Je ne sais plus quand, mais je l’ai sûrement
payé. Alors, on n’en parle plus. Et on n’en avait plus parlé.
Mais après, il s’était retrouvé
tout seul. Il n’avait pas d’amis, n’avait même pas essayé de s’en faire au
restaurant où il travaillait. Tous des cons, depuis le cuisinier qui gueulait
tout le temps jusqu’aux serveuses qui tortillaient du cul en mâchant du chewing-gum.
Oui, tous ceux qui travaillaient chez Tony étaient des cons, sauf lui, le bon
Larry Underwood, l’homme qui allait bientôt faire un tabac (et vous aviez
intérêt à le croire). Seul dans un monde de cons, il se sentait aussi mal dans
sa peau qu’un chien battu, aussi seul qu’un naufragé sur une île déserte. Et, de
plus en plus souvent, il avait pensé s’en aller à la gare routière, acheter son
billet et rentrer à New York.
Il l’aurait fait un mois plus
tard, quinze jours peut-être… s’il n’y avait pas eu Yvonne.
Il avait rencontré Yvonne
Wetterlen au cinéma, à deux rues de la boîte où elle dansait en montrant ses nichons
pour gagner sa croûte. À la fin de la deuxième séance, elle pleurait et
cherchait partout son sac. Son permis de conduire, son chéquier, sa carte
syndicale, sa seule et unique carte de crédit, la photocopie de son extrait de
naissance, sa carte de sécurité sociale, elle avait tout perdu. Larry était sûr
qu’on l’avait volée. Mais il avait fait mine de chercher avec elle. Et… surprise !
il l’avait retrouvé trois rangées plus bas, au moment où il allait abandonner. Sans
doute les gens l’avaient-ils poussé avec leurs pieds sans s’en rendre compte en
regardant le film, passablement ennuyeux. Elle l’avait remercié, les larmes aux
yeux. Et lui, noble chevalier au cœur si généreux, il lui avait dit qu’il l’emmènerait
bien prendre un hamburger ou quelque chose pour célébrer l’événement, mais qu’il
était vraiment fauché ces temps-ci. Yvonne l’avait donc invité. Larry, grand seigneur,
était naturellement sûr qu’on en arriverait là.
Ils avaient commencé à se voir. Deux
semaines plus tard, ils étaient ensemble. Larry s’était trouvé un boulot mieux
payé : vendeur dans une librairie. Il s’était aussi déniché un engagement
comme chanteur dans un groupe, The Hotshot Rhythm Rangers & All-Time Boogie
Band. Un nom qui sonnait plutôt bien, beaucoup mieux en fait que le groupe. Mais
le guitariste, un certain Johnny McCall, avait ensuite formé The Tattered
Remnants, un groupe qui n’était vraiment pas mal celui-là.
Larry et Yvonne avaient pris un
appartement et tout avait changé pour Larry. En partie parce qu’il avait
maintenant un endroit à lui, bien à lui. Yvonne avait posé des rideaux, ils s’étaient
acheté quelques meubles d’occasion qu’ils avaient retapés ensemble et les
musiciens de l’orchestre et les amis d’Yvonne avaient pris l’habitude de venir
les voir de temps en temps. L’appartement était très ensoleillé. Le soir quand
le vent se levait, on aurait dit qu’une odeur d’orange entrait par les fenêtres,
même si la seule odeur dans cette ville était celle du smog. Parfois, ils
restaient seuls à regarder tranquillement la télévision. Elle lui apportait une
bière, s’asseyait sur le bras de son fauteuil, lui caressait la nuque. Il était
chez lui, chez lui, nom de Dieu ! Parfois, quand il ne dormait pas la nuit,
Yvonne couchée à côté de lui, il s’étonnait que la vie soit si belle. Puis il
trouvait tout doucement le sommeil, le sommeil du juste, et ne pensait plus à
Rudy Marks, plus du tout. Ou plutôt, presque plus.
Ils avaient vécu quatorze mois
ensemble, quatorze mois de bonheur, sauf les six dernières semaines quand
Yvonne avait commencé à lui casser les pieds. Comme il avait été heureux tout
le temps de la saison de base-ball. Il travaillait toute la journée à la
librairie, puis il allait chez Johnny McCall pour répéter avec lui – le groupe
ne jouait que les week-ends car les deux autres types travaillaient de nuit – de
nouvelles pièces, ou bien simplement de vieux tubes, Nobody but me ou Double
Shot of My Baby’s Love.
Ensuite, il rentrait, chez lui. Yvonne
avait déjà préparé le dîner. Pas des plats tout faits. De la vraie cuisine. Et
puis ils allaient s’installer au salon pour regarder les matchs de base-ball à
la télé avant de faire l’amour. Tout baignait dans l’huile. Il ne s’était
jamais senti aussi bien depuis. Jamais.
Il se rendit compte qu’il
pleurait un peu et un instant il eut honte de se trouver là, assis sur un banc
de Central Park, en train de pleurnicher comme un petit vieux. Mais après tout,
il avait le droit de pleurer ce qu’il avait perdu, il avait le droit de craquer
lui aussi.
Sa mère était morte trois jours
plus tôt, couchée sur un petit lit dans le couloir de l’hôpital de la Pitié entourée
de milliers d’autres malades en train de crever eux aussi. Larry était à genoux
à côté d’elle lorsqu’elle s’en était allée. Il avait cru devenir fou à regarder
sa mère mourir, dans cette puanteur d’urine et d’excréments, entourée de l’infernal
babillage des malades qui déliraient, au milieu des râles, des cris furieux, des
hurlements de douleur. À la fin, elle ne le reconnaissait plus. Il n’y avait
pas eu d’adieu. Sa poitrine s’était simplement arrêtée en pleine respiration, puis
elle était retombée très lentement, comme une voiture dont un pneu se dégonfle.
Il était resté accroupi à côté d’elle pendant une dizaine de minutes, ne
sachant que faire, pensant vaguement qu’il devait attendre que le médecin signe
un acte de décès, que quelqu’un lui demande ce qui s’était passé. Mais ce qui s’était
passé était parfaitement évident, il suffisait de regarder autour de soi. Et il
était tout aussi évident que l’hôpital était devenu pire qu’un asile d’aliénés.
Aucun jeune médecin n’allait venir, les yeux un peu tristes, lui dire qu’il
comprenait son chagrin, avant de mettre en branle la machine de mort. Tôt ou
tard, on allait emporter sa mère comme un sac de pommes de terre, et il ne
voulait pas assister à ce spectacle. Le sac à main de sa mère était sous le lit.
Il y avait trouvé un stylo-bille, une épingle à cheveux et un petit carnet dont
il avait arraché une page pour écrire le nom de sa mère, son adresse et, après
un moment d’hésitation, son âge. Puis il avait attaché le papier sur la poche
de son corsage avec l’épingle à cheveux. Il s’était mis à pleurer, il l’avait
embrassée sur la joue, puis il s’était enfui, des larmes plein les yeux, comme
un déserteur. Dehors, il s’était senti un peu mieux même si les rues étaient
pleines de fous, de malades, de soldats qui tournaient en rond. Et maintenant
assis sur ce banc, il pleurait : pour sa mère qui n’aurait jamais profité
de sa retraite, pour sa propre carrière à lui, bel et bien terminée, pour le
temps qu’il avait passé à Los Angeles avec Yvonne, quand il regardait les
matchs de base-ball, sachant que tout à l’heure ils feraient l’amour, pour Rudy.
Surtout pour Rudy. Il aurait voulu lui rendre ses vingt-cinq dollars avec un
grand sourire, une bonne tape sur l’épaule oublier ces six années perdues.
Le singe
mourut à midi moins le quart.
Il était assis, immobile sur son
perchoir, les mains sous le menton. Puis il battit des paupières et tomba tête
la première sur le ciment, avec un petit bruit horrible.
Larry ne pouvait plus rester là. Il
se leva et commença à errer dans les allées du parc. Un quart d’heure plus tôt,
l’homme aux monstres avait encore crié, très loin. Mais le parc était
maintenant plongé dans un profond silence que troublaient seulement le
claquement de ses talons sur le ciment des allées et le gazouillis des oiseaux.
Apparemment, les oiseaux n’attrapaient pas la grippe. Tant mieux pour eux.
Il s’approchait de l’auditorium où
l’on donnait encore des concerts en plein air quelques jours plus tôt. Une
femme était assise sur un banc. Elle était sans doute dans la cinquantaine, mais
se donnait beaucoup de mal pour paraître plus jeune. Elle portait un pantalon
vert très bien coupé, une blouse de soie, style paysanne russe… un détail, mais
les paysannes russes n’ont pas les moyens de se payer des blouses de soie, se
dit Larry. Elle se retourna en l’entendant s’approcher. Elle tenait une pilule
dans le creux de la main ; elle la goba distraitement, comme une cacahuète.
– Bonjour, dit Larry.
Son visage était calme, ses yeux
bleus. Des yeux pétillants d’intelligence. Elle portait des lunettes à monture
dorée et son sac était bordé d’une fourrure qui ressemblait fort à du vison. À
ses doigts, quatre bagues : une alliance, deux diamants, une émeraude.
– Je ne suis pas dangereux, continua
Larry.
C’était une entrée en matière
ridicule, pensa-t-il, mais elle avait bien 20 000 dollars sur les doigts. Naturellement,
les pierres étaient peut-être fausses mais ce n’était pas le genre de femme à s’intéresser
au strass et au zircon.
– Non, répondit-elle, vous n’avez
pas l’air dangereux. Et vous n’êtes pas malade.
Elle avait haussé légèrement la
voix sur le dernier mot, comme pour poser poliment une question. Non, elle n’était
pas aussi calme qu’il l’avait cru de prime abord ; un léger tic faisait
saillir son cou et Larry vit au fond de ses yeux bleus ce même voile terne qu’il
avait découvert dans les siens ce matin en se rasant.
– Je ne pense pas. Et vous ?
– Pas du tout. Vous traînez
un bâton de sucette sous votre semelle. Vous vous en étiez aperçu ?
Il baissa les yeux et vit que c’était
vrai. Il rougit, car elle aurait parfaitement pu lui dire du même ton que sa
braguette était ouverte. Perché sur une jambe, il essaya de se débarrasser du bâtonnet.
– Vous avez l’air d’une
cigogne. Asseyez-vous, ça ira mieux. Je m’appelle Rita Blakemoor.
– Larry
Underwood. Enchanté de faire votre connaissance.
Il s’assit. Elle tendit la main
et il la serra doucement. Larry sentit les bagues sous ses doigts. Puis il
détacha délicatement le bâtonnet gluant de sa chaussure et le jeta du bout des
doigts dans une poubelle sur laquelle était écrit : NE SALISSEZ PAS VOTRE PARC ! Toute cette opération lui parut tout à coup très drôle. Il renversa
la tête en arrière et éclata de rire.
C’était la première fois qu’il
riait de bon cœur depuis qu’il avait trouvé sa mère par terre dans son
appartement et il fut immensément soulagé de constater que rire était toujours
aussi agréable. Un rire qui montait du ventre, s’échappait entre vos dents, aujourd’hui
comme autrefois.
Rita Blakemoor souriait et il fut
à nouveau frappé par son élégance nonchalante. On aurait dit un personnage d’un
roman de Irvin Shaw. Nightwork peut-être, ou celui qu’on avait adapté
pour la télévision quand il était tout petit.
– J’ai failli me cacher
quand je vous ai entendu dit-elle. J’ai pensé que c’était l’homme aux lunettes
cassées, le philosophe aux idées bizarres.
– L’homme aux monstres ?
– C’est vous qui l’appelez
ainsi, ou est-ce le nom qu’il se donne ?
– C’est moi.
– Très bien trouvé, dit-elle
en ouvrant son sac bordé de vison (était-ce du vison ?) pour en sortir un
paquet de cigarettes mentholées. Il me fait penser à un Diogène fou.
– Oui, Diogène cherchant un
monstre honnête répondit Larry en riant.
Elle alluma sa cigarette et tira
une bouffée.
– Il n’est pas malade lui
non plus, reprit Larry. Mais la plupart des autres ont l’air plutôt mal en
point.
– Le portier de mon immeuble
semble aller très bien. Il continue à travailler. Je lui ai donné un pourboire
de cinq dollars quand je suis sortie ce matin. Je ne sais pas si c’était pour
le remercier d’aller bien ou de continuer à faire son travail. Qu’en pensez-vous ?
– Je ne vous connais pas
assez pour pouvoir vous répondre.
Elle rouvrit son sac pour ranger
ses cigarettes et Larry remarqua un revolver. Elle avait suivi son regard.
– C’était celui de mon mari.
Il avait un poste important dans une grande banque de New York. C’était ce qu’il
répondait toujours quand on lui demandait comment il faisait pour se faire
inviter à tous les cocktails. J’ai-un-poste-important-dans-une-grande-banque-de-New-York.
Il est mort il y a deux ans. Il déjeunait avec un de ces Arabes qui donnent
toujours l’impression de s’être frotté la peau avec une tonne de brillantine. Il
a eu une attaque foudroyante. Il est mort avec sa cravate au cou. Comme on
disait autrefois qu’un cow-boy était mort les bottes aux pieds. Harry Blakemoor
est mort avec sa cravate au cou. Je trouve l’expression pittoresque.
Un bouvreuil se posa devant eux
et commença à picorer par terre.
– Il avait affreusement peur
des cambrioleurs. Est-ce que les pistolets font vraiment beaucoup de bruit ?
On m’a dit que le recul était terrifiant.
– Je ne crois pas que le
recul soit très fort avec une arme de ce calibre. C’est bien un 38 ? demanda
Larry qui n’avait jamais tiré un seul coup de feu de sa vie.
– Je pense que c’est un 32.
Elle sortit l’arme de son sac au
fond duquel Larry découvrit cette fois toute une collection de flacons de
médicaments. Elle ne s’en aperçut pas. Elle regardait un petit cerisier du
Japon à une dizaine de mètres devant eux.
– J’ai envie d’essayer. Pensez-vous
que je peux toucher cet arbre ?
– Je ne sais pas, répondit-il,
pas très rassuré. J’ai l’impression que…
Elle appuya sur la détente et le
coup partit avec un bruit assez impressionnant. Un petit trou apparut sur le
tronc du cerisier.
– Dans le mille, dit-elle en
soufflant sur le canon pour chasser la fumée, comme dans les meilleurs westerns.
– Vous êtes douée, répondit
Larry dont le cœur reprit à peu près son rythme normal lorsqu’elle eut remis le
revolver dans son sac.
– Je ne pourrais pas tirer
sur quelqu’un. J’en suis tout à fait sûre. De toute manière, il n’y aura
bientôt plus personne sur qui tirer, vous ne croyez pas ?
– Oh, je n’en sais rien.
– Vous regardiez mes bagues.
Vous en voulez une ?
– Quoi ? Non !
Et il rougit encore.
– Mon mari le banquier
croyait aux diamants. Il y croyait comme les baptistes croient à la révélation.
J’en ai beaucoup, tous assurés. Mais si quelqu’un les voulait, je n’hésiterais
pas à les lui donner. Après tout, ce ne sont que des pierres.
– Sans doute.
Un tic fit tressaillir le côté
gauche de son cou.
– Et si un cambrioleur me
les demandait en me mettant son revolver sous le nez, non seulement je lui
dirais de les prendre, mais je lui donnerais l’adresse de Cartier. Leur collection
de pierres est bien plus belle que la mienne.
– Qu’est-ce que vous comptez
faire maintenant ?
– Que proposez-vous ?
– Je n’en sais rien, soupira
Larry.
– Et moi non plus.
– Tiens, j’ai vu un type ce
matin. Il allait au Yankee Stadium pour… pour se masturber en plein milieu du
stade.
Et il rougit de nouveau.
– C’est vraiment très loin à
pied. Vous ne voyez rien de plus près ?
Elle soupira, puis se mit à
frissonner. Elle ouvrit son sac, sortit un flacon et avala une gélule.
– Qu’est-ce que c’est ?
– De la vitamine E, mentit-elle
avec un sourire rayonnant.
Le tic reprit, une ou deux fois, puis
s’arrêta. Elle avait retrouvé son calme.
– Il n’y a personne dans les
bars, dit tout à coup Larry. Je suis allé chez Pat, sur la Quarante-troisième
Rue, et il n’y avait pas un chat. Ils ont un énorme bar en acajou. J’ai fait le
tour, et je me suis versé un grand verre de Johnnie Walker. Mais ça ne me
disait vraiment plus rien. J’ai laissé mon verre et je suis parti.
Ils soupirèrent encore.
– Votre compagnie est très
agréable, dit-elle. Je vous aime beaucoup. Et puis, vous n’êtes pas fou.
– Merci, madame Blakemoor.
Larry était surpris et content.
– Rita. Appelez-moi Rita.
– Si vous voulez.
– Vous avez faim, Larry ?
– Pour ne rien vous cacher, oui.
– Alors, pourquoi ne pas
inviter la dame à déjeuner ?
– Avec plaisir.
Elle se leva et lui offrit son
bras avec un sourire un peu narquois. Il respira son parfum, à la fois
rassurant et inquiétant, un parfum qu’il associait à des souvenirs anciens, à
sa mère quand ils allaient ensemble au cinéma.
Il pensa à autre chose lorsqu’ils
sortirent du parc pour remonter la Cinquième Avenue, loin du singe mort, de l’homme
aux monstres, de l’odeur douceâtre du cadavre dans les toilettes publiques. Elle
parlait sans arrêt, et plus tard il ne se souviendrait pas d’une seule chose de
ce qu’elle lui avait dit (si, une seule : qu’elle avait toujours rêvé de
se promener sur la Cinquième Avenue au bras d’un beau jeune homme, d’un homme
suffisamment jeune pour être son fils), mais il allait se souvenir longtemps de
cette promenade, particulièrement lorsqu’elle avait commencé à perdre les
pédales comme un jouet détraqué. Son beau sourire, son bavardage léger, un peu
désabusé, le froufrou de son pantalon…
Ils entrèrent dans un grill-room
et Larry fit la cuisine, assez maladroitement. Mais elle eut la gentillesse de
s’extasier devant le menu qu’il avait composé : steak-frites, tarte aux
fraises et à la rhubarbe, café.